Il y a quelques semaines, je manquais d’avaler mon café de travers en lisant un article des Échos. Le titre de l’article était « Le travail ne meurt pas, il se transforme ». Il aurait pu s’agir d’une réflexion intéressante sur l’impact des robots dans nos modes de production. Rendez-vous manqué : le contenu n’était qu’une tentative de clore le débat par quelques sentences à l’emporte-pièce.
Et si, pour une fois, on en discutait vraiment, objectivement ?

À en croire cet article, ce débat se résumerait à celui du progrès face à la peur irrationnelle du changement. Nous, lecteurs, devrions donc opter pour le camp des fiers conquérants prêts à suivre la marche du monde, ou bien pour celui des frileux, qu’on réduira volontiers à des porteurs d’eau inquiets de voir arriver l’eau courante. La bougie ou le nucléaire, en somme, façon à peine polie de dire à ses interlocuteurs qu’ils n’ont rien compris.

Tout en terminant mon café, je désespérais de voir ce sujet traité un jour autrement qu’à travers une grossière moulinette manichéenne, de lire des articles prêts à ouvrir un peu plus les questionnements.

Le débat méritait mieux que ça. Et puisqu’il faut apparemment donner les clés, je vais m’y atteler le temps d’un article.

Pour commencer, j’ai un secret à vous confier :

Personne (ou presque) n’a peur des robots !

 

Marvin (H2G2) plaisante sur nos chances de survie

 

Soyons clair, je ne parle pas ici des robots militaires, un sujet à part entière qui a fait l’objet d’une mise en garde de la part de personnalités éminentes comme Stephen Hawking, et Elon Musk. Je ne dis pas non plus que les récentes avancées ne soulèvent pas des inquiétudes légitimes chez ceux dont les emplois sont aujourd’hui menacés… Non, lorsque je dis que nous n’avons pas peur des robots, c’est que le débat n’est pas objectivement de souhaiter ou de refuser leur utilisation. Le véritable enjeu est celui de la gouvernance. Il est de notre responsabilité collective, aujourd’hui, de déterminer comment nous allons conduire ces nouveaux progrès.

Le débat, si on l’aborde avec sérieux et lucidité, est de déterminer si l’on se contente d’observer les choses ou si on les dirige. Or, à la vitesse où les avancées se font, il doit s’ouvrir dès maintenant. Les partisans de la première option se réfèrent sans exception à la théorie du déversement. En résumé, les emplois rendus obsolètes par l’automatisation seraient remplacés par les nouveaux emplois engendrés par celle-ci. Nul besoin d’anticiper ou de s’adapter…
En somme, tout est toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Homer Simpson et l'Insouciance

Cette vision, qui n’a pour elle que sa propre certitude, manque hélas singulièrement d’anticipation. Même à supposer que la transition des emplois s’opère à terme, qu’advient-il dans l’intervalle ? Cette réponse fait fi des conséquences économiques et sociales qui frappent déjà les classes les moins qualifiées. Si la théorie de la main invisible plait tant dans certains milieux, c’est parce que ces milieux sont généralement épargnés par les changements violents de nos sociétés.

La révolution a déjà commencé

Durant ce mois dernier, un nouveau seuil a été franchi. Google a annoncé dans la presse que la nouvelle version de son IA DeepMind est désormais capable d’être autodidacte. Son programme AlphaGo Zero a prouvé sa capacité à élaborer une stratégie de jeu de go en se basant uniquement sur la règle du jeu et des algorithmes d’apprentissage non supervisés. À l’heure actuelle, ce programme est le meilleur joueur de go de la planète, humains et logiciels confondus. Cette prouesse technique confirme que les IA sont désormais capables d’apprendre par elles-même des logiques les rendant plus fiables que leurs concepteurs face à certaines décisions complexes.

Qu’est-ce que ce constat nous apprend ? Probablement que les prochaines étapes de robotisation toucheront autant de secteurs qualifiés que de secteurs manuels. Il laisse aussi présager que l’amélioration des machines pourrait se passer à terme d’intervention humaine. Un premier coup de canif dans la théorie du déversement…

Pourtant, des éditorialistes hexagonaux persistent dans la conviction que cette révolution est comparable aux précédentes révolutions industrielles. Je ne peux m’empêcher d’y voir une forme de partisanisme, une trace de la dernière campagne présidentielle. Car admettre l’importance de l’enjeu, c’est reconnaître implicitement que le sujet a été négligé par la grande majorité des candidats.

Messieurs les anglais, tirez les premiers !

Manifestement moins préoccupée par la crainte du crime de lèse-majesté, la presse anglophone est actuellement très prolifique sur le sujet. En octobre, on dénombre une éloquente convergence de magazines qui ont ouvert le débat sur l’avenir du travail humain. Au Royaume-Uni, le sujet fait la une du New Electronics et plus encore de la très éminente revue Nature (qui y consacre 17 pages). Tandis qu’outre-atlantique, c’est The New Yorker qui ouvre le débat.

Si le sujet déclenche un tel engouement, c’est qu’il représente aujourd’hui une avancée considérable, parce que notre société touche du doigt ce qui relevait il y a encore quelques décennies de la littérature d’anticipation. Dans le domaine médical ou pour réaliser des tâches dangereuses, les perspectives sont enthousiasmantes et perturbent nos schémas de pensée. Ces sujets sont abordés par New Electronics qui, lorsque vient la question des emplois, nous rappelle cette récente mise en garde :

Earlier this year, the United Nations (UN) warned that robots could ultimately destabilise the world, while the wide scale deployment of robots by industry could risk the return of mass unemployment.

Au cours de cette année, l’ONU a averti que la robotisation pourrait à terme causer une déstabilisation mondiale, le déploiement à grande échelle de robots dans l’industrie faisant peser le risque d’un retour du chômage de masse.

Un avertissement auquel le magazine britannique ajoute les estimations du cabinet PwC selon lesquelles 30% des emplois britanniques seraient menacés.
S’il ne fait aucun doute que les transformations du monde du travail permettront de nouvelles activités, le chiffre n’en est pas moins vertigineux. On peut nourrir de fortes inquiétudes quant à nos capacités à reconvertir autant d’emplois en de nouvelles disciplines sur un délai court. Ces dernières n’étant d’ailleurs potentiellement pas exclues d’une automatisation rapide à leur tour…

Les porteurs d’eau du nouveau millénaire

Ce mouvement en accélération rapide nous amène naturellement à anticiper un monde où les emplois évolueront de plus en plus souvent. Le corollaire prévisible une généralisation de la gig economy, littéralement « économie des petits boulots ». À la fois porteuse d’une meilleure autonomie – certains y adhèrent déjà par choix – cette dernière pourrait, pour d’autres, être source d’insécurité et de stress, comme l’indique l’historien et écrivain Yuval Noah Harari dans les pages de Nature.

Ce phénomène n’est bien sûr pas nouveau. Dans son reportage pour The New Yorker, Sheelah Kolhatkar a rencontré David Stinson, un des derniers employés d’une usine Steelcase. Embauché en 1984 dans cette usine qui était avec General Motors la principale source d’emplois de cette région du Michigan, Stinson a vu la robotisation prendre le pas sur le travail humain. Cette tendance a atteint un nouveau stade dernièrement, comme l’indique Kolhatkar :

A decade ago, industrial robots assisted workers in their tasks. Now workers —those who remain— assist the robots in theirs.

Une décennie en arrière, les robots industriels assistaient les employés dans leurs tâches. À présent, les employés – ceux qui restent – assistent les robots dans les leurs.

Une évolution à déplorer ? Pas vraiment si l’on considère l’amélioration des conditions de travail dont Stinson atteste volontiers. La question se pose en revanche en terme de balance économique puisque la capacité de production de l’usine reste entière mais que les emplois ne sont plus au rendez-vous.

Robots don’t buy cars

Dans son reportage, Sheelah Kolhatkar échange avec David Autor, économiste au MIT qui confirme que ce déséquilibre n’est pas – contrairement à ce que les adeptes du déversement affirment – contrebalancé de manière équitable :

It’s not that we’re running out of work or jobs per se, but a subset of people with low skill levels may not be able to earn a reasonable standard of living based on their labor. We see that already.

Il n’y a pas à proprement parler un manque d’emplois, mais une catégorie de personnes aux faibles qualifications pourrait ne pas être en mesure d’obtenir un niveau de vie acceptable par leur travail. C’est quelque chose que nous voyons déjà.

Le constat que David Autor partage ensuite avec la journaliste du New Yorker est qu’on observe une corrélation entre l’automatisation et la baisse des emplois et des salaires, qui mène à un accroissement des inégalités. Un écho que l’on retrouve chez l’Économiste d’Oxford Ian Goldin dans les pages de Nature:

Inequality is rising in almost all countries that are experiencing rapid change. The faster the pace of change, the more rapidly people are being left behind. The share of wealth enjoyed by the top 1% of citizens in the advanced economies has risen from an average of 17% in the late 1980s to more than 23% today (it is 39% in the United States).

Les inégalités augmentent dans presque tous les pays qui font l’expérience de changements rapides. Plus vite se fait le changement, plus vite il laisse des personnes sur le carreau. La part des biens dont jouissent les 1% des citoyens les plus fortunés dans les économies les plus avancées est passée d’environ 17% à la fin des années 1980 à 23% aujourd’hui (elle atteint les 39% aux USA).

Riches et pauvres, quel impact des robots ?

Qui va payer la fracture ?

Lorsqu’on examine la fracture dont parle David Autor, l’erreur la plus courante serait de croire qu’elle se base sur un critère de qualification. Robert C. Allen, professeur d’Histoire de l’Économie à Oxford, expose dans le même numéro la mauvaise prise en compte des inégalités basée sur le facteur géographique :

Most discussions in the West focus on how technological evolution in the West affects jobs in the West. This frame is too narrow for the twenty-first century: we must investigate the effect of technological change on work everywhere. For the past three centuries, the global economy has been sufficiently integrated that new technology in one place affects work in others.

La plupart des débats en occident sont centrés sur l’impact de l’évolution technologique sur les emplois occidentaux. Ce cadre est trop étroit pour le XXIème siècle: nous devons considérer l’effet des changement technologique partout. Ces trois derniers siècles, l’économie globale a été assez intégrée pour que l’arrivée de nouvelles technologies quelque part ait des effets ailleurs.

Dans son article très étayé, Robert C. Allen déconstruit aussi la vision, qu’il n’hésite pas à qualifier de simpliste, selon laquelle l’automatisation passée aurait abouti à un accroissement des richesses générales. En élargissant à la population mondiale le champ d’observation, traditionnellement centré sur l’occident où se déroulaient ces évolutions, il met en lumière un autre pan souvent occulté: celui des populations qui ont lourdement payé ces changements passés.

The Luddites and other opponents of mechanization are often portrayed as irrational enemies of progress, but they were not the people set to benefit from the new machinery, so their opposition makes sense.

Les Luddites, comme d’autres adversaire de la mécanisation sont souvent dépeints comme des ennemis irrationnels du progrès, mais ils n’étaient pas ceux à qui le bénéfice des nouvelles machines était destiné, donc leur opposition était fondée.

La conclusion du professeur Allen nous renvoie à nos responsabilités sociétales, en pointant surtout une nécessité de diriger les usages de la technologie dans une logique de bien général, au lieu de laisser le rythme des découvertes dicter la marche de nos sociétés. Ce constat apparaît dans le même Nature dans l’analyse de Yuval Noah Harari. Pour ce dernier, l’absence de gestion globale lors de la révolution industrielle est une des causes ayant favorisé l’émergence de dictatures dans les pays les plus pénalisés par celle-ci. Il pointe le grand danger de reproduire cette erreur à l’heure où la puissance des armements a atteint une échelle d’une mesure incomparablement supérieure.

Ce qui – ironie du sort –  nous ramène sur un autre domaine que celui des emplois, oui, on peut avoir peur des robots…

Dalek, IA et avenir de l'humanité

L’avenir du travail

Si aucun de ces journalistes et spécialistes ne se hasarde à faire des prédictions bon marché, tous s’accordent à dire que l’équilibre du monde du travail est en train de connaître un grand bouleversement.

Pour Yuval Noah Harari, ces avancées sont considérables et requièrent une profonde mutation dans nos système de formation pour permettre aux hommes de bénéficier de ces résultats. Il ajoute que le défi auquel nous faisons face « dépasse indiscutablement celui posé par les machines à vapeur, le chemin de fer l’électricité et les énergies fossiles », concluant que nous n’avons pas le loisir cette fois de reproduire les erreurs du passé. Robert C. Allen, avance quant à lui que le défi principal réside dans notre capacité à diriger cette révolution pour qu’elle permette d’atteindre cet objectif d’un accroissement de nos connaissances et compétences. Quant à Ian Goldin, il considère que ce qui nous attend tient plus d’une nouvelle Renaissance que d’une Révolution Industrielle, insistant sur l’impératif de faire en sorte que la connaissance l’emporte – cette fois – sur les préjugés et l’ignorance.

Si tous se posent la question de lutter contre l’accroissement des inégalités, le débat sur les moyens à notre disposition pour relever ce défi reste largement ouvert. La question d’une taxe sur les IA et les robots y est largement évoquée, avec pour corollaire l’idée d’un Revenu Universel de Base même si cette idée, à défaut de meilleure alternative, laisse des questions en suspens, notamment chez Yuval Noah Harari qui pointe qu’elle ne serait efficace qu’en étant appliquée à une échelle mondiale, un défi qui laisse le débat ouvert, ce qui est déjà une grande avancée.

Il est grand temps qu’il s’ouvre aussi en France en mettant (enfin) de côté les caricatures et les jugements hâtifs.


Ils ont humblement contribué à mon futur prix Pulitzer :

 

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